Les codes de la bande dessinée sont connus de tous, mais pas la manière dont ils sont utilisés par les auteurs. Calculateurs expérimentés ou sorciers aguerris, ils jouent avec notre perception et notre imagination.
L’imagination occupe beaucoup de place dans nos esprits jusqu’à la pré-adolescence , quand, petit à petit, la raison et la mémoire viennent lui prendre sa place. À l’âge adulte, pour lire un livre, le lecteur doit se contenter des mots, noirs sur blanc, il doit tout imaginer de A à Z. Au contraire, avec une bonne BD, ce que le lecteur doit voir est limpide (ou presque). L’imagination du lecteur de livre est bien plus exploitée que celle du lecteur de bandes dessinées. Dans un livre le lecteur doit tout faire : imaginer les décors, les actions, les personnages et, suivre et comprendre le récit. Dans une bande dessinée il suffit de suivre et comprendre le récit, et de faire quelques liens…
Comprendre cette planche d’Andreas Martens (Rork, Capricorne, Arq…) est très simple. Pourtant, il n’y a pas de phylactères (bulles) et on ne dispose ni des planches précédentes ni des planches suivantes :
Déchiffrer une bande dessinée est bien plus simple que d’assimiler un livre. Le lecteur de bandes dessinées force beaucoup moins son imagination, il doit simplement comprendre ce qui se passe entre les cases. C’est ce que stipulent les théoriciens du 9ème art depuis longtemps : pour Pierre Fresnault-Deruelle “le regard doit se faire transitif et passer de case en case sans s’attarder” (Poétique de la bande dessinée, Auteurs & Éditions de l’Harmattan), et selon Benoit Peeters “la véritable magie de la bande dessinée, c’est entre les images qu’elle s’opère, dans la tension qui les relie” (Lire la bande dessinée, Flammarion, Champs arts). Induire ce qui se passe entre les cases est le travail principal des auteurs de BD.
Ceci étant dit, certaines planches de bd restent peu perceptibles. Il n’y a qu’à observer le travail de Chris Ware.
La BD peut donc être difficile à lire, mais avec la culture populaire, il est évident que les aventures de Corto Maltese, ou celles de Spirou et Fantasio, transportent plus aisément et plus agréablement que les Lettres Persanes de Montesquieu ou les voyages du Père Labat. La planche ci-dessus n’est pas illisible, elle s’inscrit dans un tout, construit méthodiquement pour que lors de sa lecture, le lecteur ne soit pas confronté à sa complexité. Fréderik Peeters (et non pas Benoit) souligne cet aspect important des bandes dessinées, pour lui, “le premier critère d’une bonne bd c’est d’oublier qu’on est en train de lire”. C’est bien là qu’est le pouvoir de la bande dessinée ! Le lecteur se perd dans l’album, il oublie sa propre lecture et s’égare entre les cases, peu importe la complexité du dessin ou de la mise en page.
Évidemment, toute représentation artistique entraine cet effet cathartique, lorsque nos émotions et nos sens sont en émois, et que nous oublions la notion du temps et de l’espace. Mais, les auteurs de bandes dessinées produisent consciemment les mécanismes qui orientent nos esprits. Pour créer, “tout est permis”, à croire la demi-douzaine d’auteurs, rencontrés sur le plus grand évènement français autour de la bande dessinée – le Festival International de la Bande Dessinée. Enfin, “tant que l’oeil suit le bon ordre des choses dans la page” précise Andreas.
Chaque auteur à sa technique, mais tous veulent que les lecteurs se perdent dans leurs histoires. Par exemples, pour Frédérik Peeters “la planche n’est qu’au service de l’histoire, elle n’est qu’un moyen technique pour créer un système de lecture, une suite de case servant à rythmer la lecture”, pour R.M. Guéra “there is always something to make better, you have to use technical part of it, you have to be aware of the readers”, Andreas est plus précis, “il faut apprendre un certain artisanat, intégrer certaines techniques de narration, toujours essayer de faire remonter le lecteur, une fois qu’il est arrivé en bas à droite de la planche, il faut qu’il recommence en haut à gauche de la suivante, donc on peut faire un regard qui va vers là, ou un mouvement de trait, un bras, une image en longueur où on voit grimper quelqu’un, donc le lecteur grimpe, et va vers là”.
Guider le lecteur dans l’album est la partie principale du travail des auteurs, réfléchir à la manière dont leurs planches vont être perçues. Ils cherchent à allier temps et espace : découper l’histoire en séquences et les disposer sur une page où elles coexistent simultanément. Il leur faut construire la chronologie du récit sur la surface de la planche. C’est pourquoi les planches doivent être cohérentes : les détails sont allongés, les traits de mouvements dirigés, les lignes de force accentuées, les perspectives orientées et les cadrages maîtrisés, pour que leur composition constitue un chemin intuitif pour le regard et pour l’esprit. Conjointement aux histoires qu’ils énoncent, les auteurs de bandes dessinées transmettent un code subliminal aux lecteurs, une convention subconsciente…
Ces techniques attirent l’attention et elles libèrent chez le lecteur de bandes dessinées un grand temps de cerveau disponible. Outre les dires des auteurs, c’est ce qui ressort de l’étude du Ministère de la Culture (2012) à propos de la lecture de bandes dessinées, confirmée par les spécialistes du genre, comme la revue Neuvième Art par exemple… Et les publicitaires, communicants et autres marketeurs ont bien compris ce pouvoir qu’exerce le neuvième art sur nous, pauvres lecteurs manipulables. Il leur manquera pourtant toujours quelque chose. Les auteurs de bandes dessinées ont beau connaître et utiliser des techniques pour capter notre attention, une grande partie de leur travail relève du génie artistique. C’est ce qu’évoque R.M. Guéra quand il explique : “I’m trying to prove it to younger artists, to my colleagues, that the point is grace, not technical perfection”.
La magie est là, indubitable. Frédérik Peeters crée sous l’emprise ‘’de l’improvisation’’ et il s’explique : ’’il n’y a pas de scénario pré-écrit, et il n’y a pas de découpage préalable. Il y a des bribes d’histoire plus ou moins imaginées à l’avance, avec des notes, des bouts de plan, des idées comme ça. J’ai fait des séries totalement improvisées. C’est-à-dire qu’au moment où je commence, je sais qu’il y a deux personnages, qu’ils ont des noms, et que je vais faire de la science-fiction, mais c’est tout’. Ce rapport chaotique à la création se retrouve dans le travail de Denis Bajram (Cryozone Mémoires Mortes, Universal War 1 et U.W.2), grand auteur de science-fiction : ‘’j’ai écrit l’intégralité de trois cycles en 1997, mon travail est l’antithèse de 99% des auteurs… Le synopsis, le scénario, le découpage, le story-board, les crayonnés et l’encrage sont chez moi un grand flux continu, pour moi c’est un grand tout’’. Cet aspect du travail des auteurs de bandes dessinées est récurrent, une facette de leur travail échappe à tout contrôle. Ça se confirme lorsqu’on demande à un jeune auteur comme Christoph Mueller (The Migthy Millborough), ‘’Specifically, how do you design your narration ?’’, parce qu’il répond ‘’I have no idea, I don’t know, hopefully it makes sens…’’. Voilà le génie, voilà l’alchimie, voilà la magie…
Entre constructions méthodiques et créations anarchiques, les bandes dessinées contrôlent et enchantent : les auteurs manipulent les esprits et les lecteurs s’abandonnent. Tout réside dans cette tension, entre magie et manipulation, lors de la lecture et de la création, pour raconter des histoires et pour les découvrir.