Voici la deuxième interview d’auteur effectuée lors du 41ème F.I.B.D. ! La question du « processus de création » est toujours centrale dans mes questions à Frederik Peeters. Après ma critique d’Aâma, j’ai pu m’entretenir avec lui, le vendredi 31 janvier, au stand Gallimard, avant une séance de dédicaces.
C’est toujours dans l’optique de comprendre comment traduire une pensée, comment transmettre l’histoire, en bande dessinée, que nous avons commencé l’entretien. Il a duré un quart d’heure, et nous avons pu aborder le parcours, les influences, ainsi que le positionnement de cet auteur suisse, allant d’Atrabile jusqu’à Gallimard, en passant par L’Association et les Humanoïdes Associés…
Adrien Vinay : Bonjour M. Peeters, pour commencer j’ai une question assez large : pourriez-vous me parler de votre métier d’auteur ? Plus spécialement, comment en êtes-vous venu à faire de la bande dessinée ?
Frederik Peeters : J’ai toujours fait ça depuis que je suis tout petit et je n’ai jamais arrêté. J’ai commencé par recopier des bandes dessinées, des Schtroumphs1 et Tintin2, quand j’étais vraiment jeune. Après, assez vite… Il y a une bande dessinée qui traine, où je raconte déjà mes propres aventures, à sept ans, je suis un personnage et je me transforme en super-héros… J’ai vraiment toujours fait ça.
Êtes-vous passé par une école ?
Non jamais. En fait, à la fin des années 90, je travaillais avec L’Association3, et à Genève nous avons créé une maison d’édition qui s’appelle Atrabile4, elle existe toujours, et elle nous a permis de créer nos propres livres. Au début ça ne marchait pas du tout, puis un jour j’ai fait un livre qui s’appelle Pilules Bleues5 et c’est parti comme ça ! Et c’était fabriqué maison ! Et Pilules Bleues ce n’est pas de la science-fiction, c’est de l’autobiographie.
Pour une question un peu plus technique, comment construisez-vous vos albums ? Y’a-t-il des étapes ?
Alors, j’ai une façon de travailler un peu différente de ce qui se fait… Je fais de l’improvisation. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de scénario pré-écrit, et il n’y a pas de découpage au préalable. Il y a des bribes d’histoires plus ou moins imaginées à l’avance, avec des notes, des bouts de plan, des idées comme ça, un peu comme ce qu’il y a sur le blog d’Aâma. Mais j’ai fait des séries vraiment totalement improvisées. C’est-à-dire qu’au moment où je commence, je sais juste qu’il y a deux personnages, qu’ils ont des noms, et que je vais faire de la science-fiction, mais c’est tout. Et je pars comme ça…
Comment construisez-vous une planche ? Qu’est-ce qu’une bonne planche pour vous ?
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise planche, il y a ce qui apporte du plaisir à la lecture et ce qui n’en apporte pas, ce qui déclenche des choses à la lecture et ce qui n’en déclenche pas, il n’y a pas de règle je crois… Moi j’ai des idées, et une histoire à raconter, et la planche n’est qu’au service de cette histoire, et des sentiments que je veux faire passer, des réflexions que je veux donner, et caetera. Tout ça n’est qu’un moyen technique pour créer un système de lecture qui va faire voyager, ou réfléchir, le lecteur. Donc les planches pour moi, ce n’est qu’une suite de cases servant à rythmer la lecture : ce qui compte c’est le rythme, et c’est à la lecture que ça se joue. Juste regarder une planche comme ça, ça n’a aucun intérêt pour moi.
Comme regarder un case ? Vous passez combien de temps sur une case ?
Ça dépend, il y a des cases dessinées très rapidement parce qu’elles doivent être lues très rapidement, et il y a des cases beaucoup plus fouillées parce qu’elles doivent installer une ambiance, apporter des détails… C’est toujours le jeu entre le texte et l’image. C’est-à-dire qu’il ne faut jamais être redondant entre le texte et l’image, il faut essayer de communiquer soit avec l’un soit avec l’autre, et idéalement en complémentarité… Mais moi je ne réfléchis pas trop à tout ça parce qu’en fait, c’est devenu un langage naturel, donc je déroule… Je n’y réfléchis pas trop, c’est instinctif.
De manière plus générale, pensez-vous qu’une bande dessinée c’est difficile à lire ?
Et bien une mauvaise bande dessinée c’est dur à lire oui ! Une bonne bande dessinée ce n’est pas dur à lire.
Comment faites-vous cette différenciation entre bonne et mauvaise bande dessinée ? Dans la façon dont se déroule la lecture ?
C’est un des critère oui, c’est même peut-être le premier critère, après il y en a d’autre. Il y a des bandes dessinées qui sont dures à lire mais qui en même temps peuvent être bouleversantes, et il y en a qui sont faciles à lire mais qui n’apporte rien… Après il faut un peu régler son avis. À priori pour moi, le premier critère, c’est d’oublier qu’on est en train de lire, c’est d’être emporter dans un univers, un ton, une histoire ou une intrigue, en oubliant la lecture du livre.
D’accord, et vos bandes dessinées, sont-elles difficiles à lire ?
Ce que j’espère c’est qu’elles absorbent les gens et qu’elles leur font oublier qu’ils sont en train de lire. Et ça marche sur les gens avec qui ça marche. Y’en a d’autre chez qui ça ne marche pas à cause des goût et des couleurs, bon… Et comme je fais des histoires assez exigeantes et peu confortables, j’espère que le système de lecture est toujours fluide et évident, mais ce qui est raconté est parfois trop peu confortable pour certaines personnes… Mais je ne peux pas réfléchir aux gens à qui je m’adresse, je ne réfléchis qu’à ce que j’ai envie de raconter, c’est tout.
Donc pas d’étude de marché au préalable ? Vous y allez pour raconter…
J’y vais pour prendre mon pied surtout ! Pour m’amuser, sinon ça n’aurait aucun sens de faire ce boulot…
(rires)
Quelles sont vos influences ?
Mes influences sont partout et multiples…
Puis-je avoir quelques noms ? Quelques titres ?
Non, non, non… J’ai grandis avec Tintin, Mœbius6 et Ôtomo7. Voilà. Après il y a des milliards de choses qui viennent se mettre là-dessus, mais quand j’avais quatorze ans c’était ça. Les trois pères fondateurs c’est ceux-là.
Y’a-t-il des choses en-dehors de la bande dessinée, qui viennent vous nourrir ?
Et bien oui, bien sûr, n’importe quelle ballade en forêt, n’importe quel plat, n’importe quel morceau de musique, tout m’inspire. C’est-à-dire que lorsqu’on fait ce métier, on le fait en permanence, même quand on dort… Donc ça veut dire que tout est sujet à créer des histories de bandes dessinées.
Vous rêvez en cases et en bulles ?
(rires)
Non, je ne rêve pas en cases et en bulles, mais je me sert de mes rêves pour nourrir mes histoires oui.
En sens inverse, pensez-vous que vous influencez certains auteurs ?
Euh… Non, je n’en sais rien du tout… Même si j’ai déjà pu voir un style de dessin qui me ressemble, il s’avère que le dessinateur a peut-être les mêmes influences, les mêmes envies que moi et que c’est une coïncidence, donc, je n’en sais rien. Il m’arrive de rencontrer des jeunes auteurs qui me disent qu’ils sont influencés par moi, mais je ne peux pas réfléchir à ce propos, ce n’est pas utile pour moi.
Pour revenir à un niveau plus global, et pour revenir à la bande dessinée, que pensez-vous de sa place dans la société ? Quelle place occupe-t-elle pour vous ? Devrait-elle occuper une autre place ?
Ce n’est pas mon boulot ça, ce n’est pas mon boulot. Moi j’essaie juste de faire ce que je fais le mieux possible. C’est-à-dire que j’essaye d’y mettre le maximum de beauté, de rêverie, d’intensité, j’essaie d’être le plus sincère et profond possible, ça me prend suffisamment de temps pour que je n’ai pas le loisir de réfléchir à ce genre de choses. Ce sont même plutôt des discussions qui m’angoissent.
Vis-à-vis de sa place dans les écoles d’art, je laisse tomber ?
Non, franchement je… Honnêtement je m’en fou un peu…
D’accord…
Non, ce qui m’intéresse c’est de lire des belles choses, de rencontrer des gens intéressant, et surtout faire le maximum possible pour que je ne me dise pas, à propos d’un de mes livres, « ah, j’aurai du aller plus loin, c’est tiède, j’aurai du… » Voilà, ce qui m’intéresse c’est d’être intensément à fond dans ce que je fais. Je ne peux pas me préoccuper du reste. C’est pour ça qu’on travail avec des éditeurs, pour se débarrasser de ce genre de questionnement…
Pour arrêter de vous importuner avec des questionnement sur la place et le rôle de la bande dessinée, j’aimerai vous questionner à propos des publications numériques. En connaissez-vous ? Si oui, lesquelles ? Et, qu’en pensez-vous ?
Ça ne me viendrait pas à l’idée de lire une bande dessinée sur un écran. Par contre, des choses comme le Professeur Cyclope8, c’est-à-dire des gens qui réfléchissent exprès pour ça, je pense que ça peut être très intéressant parce qu’il y a plein de choses à faire. Ce n’est pas dans mes préoccupations pour l’instant. Peut-être que je m’y pencherai un jour, mais comme je fais les choses les unes après les autres : je finis d’abord ce que je suis en train de faire, et il n’y est pas question de numérique… C’est même une vague réflexion sur le rapport qu’a l’humanité avec les technologies qu’elle invente. Pour l’instant j’ai une position très distante par rapport au numérique. Je n’ai aucun préjuger d’aucune sorte, mais le fait est, je n’arriverai pas à lire une bande dessinée sur un écran et que, pour l’instant, je n’en fais pas. C’est tout ce que je peux vous dire… Et je suis sûr qu’il y a plein de choses très intéressante à faire, mais je ne suis pas convaincu à priori… On verra, on verra !
Quelle différence faites-vous entre l’écran et le support papier ?
L’écran c’est rétro-éclairé, c’est fatiguant, ça brille, ça distrait la concentration, pour moi ce n’est pas de la lecture, c’est de la distraction. Ça excite ! Vous savez que si on lit un livre avant de s’endormir, on va s’endormir paisiblement et rêver, si on regarde un écran avant de s’endormir, on a le cerveau qui est excité par le sentiment de l’écran. Voilà déjà juste techniquement, ce n’est pas du tout le même effet, le même support… Je viens d’une génération de papier, d’objets, et tout ça m’intéresse. Le numérique ne me fait absolument pas rêver en fait. Absolument pas. Pour moi c’est un truc pour regarder des vidéos sur YouTube9 ou aller regarder des trucs sur Wikipédia10, c’est rapide, c’est de la consommation rapide. Il y a certainement des choses à faire, mais pour l’instant ça ne m’attire pas. Et puis en fait, pour tout vous dire, les supports je m’en fou ! C’est-à-dire que le jour où je lirai une bande dessinée géniale sur écran, je dirai que j’ai lu une bande dessinée géniale, il se trouve que ce sera sur écran mais bon… À mon avis on devrait plutôt se préoccuper de ce qu’il y a à l’intérieur des livres plutôt que de ce qu’il y a autour, et en ce moment tout le monde se préoccupe de ce qu’il y a autour. C’est comme si on se préoccupait de l’emballage du cadeau au lieu de se préoccuper du cadeau.
Sur un écran, avec l’apport des outils numériques, on pourrait éventuellement créer des choses différentes que ce qui se fait sur papier, vous ne pensez pas ?
Oui… Mais disons que pour moi ça marche et c’est intéressant pour ce qui est des revues, type le Professeur Cyclope. Mais pour ce qui est d’une immersion totale dans un univers, j’ai l’impression que chaque son, chaque petite vidéo est une distraction qui nous rappel qu’on est en train de lire, parce qu’on sort de la lecture pour passer dans autre chose. Donc je suis très dubitatif sur ce genre de nouveauté liée au numérique. C’est comme la 3D au cinéma, les odeurs au cinéma, tout ça c’est du pipeau pour attirer les gens sur des gadgets. Peut-être que je me trompe, mais pour l’instant j’en suis là.
Pour finir, puis-je avoir une piste concernant le sort de Verloc Nim11 ?
Et bien non !… Il faut lire Ainsi parla Zarathoustra12 de Nietzsche13. C’est une belle piste ! Une piste noire…
1 Les Schtroumphs, de Peyo (Pierre Culliford 1928 – 1992), série de bandes dessinées narrant les aventures de minuscules créatures bleue vivant dans des champignons, dans une forêt.
2 Les Aventures de Tintin, d’Hergé (Georges Prosper Remi 1907 – 1983), série de bandes dessinées narrant les aventures d’un jeune journaliste (Tintin lui-même !) toujours accompagné des ses compagnons le Capitaine Haddock et son chien Milou (il ne faut pas oublier le Professeur Tournesol et les policiers Dupond et Dupont).
3 L’Association est une maison d’édition française de bandes dessinées, fondée en 1990 par Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Pierre-François Beauchard (David B.), Mathieu de la Fouchardière (Mattt Konture), Patrice Killoffer, Stanislas Bathélémy et Mokeït Van Liden.
4 Atrabile est une maison d’édition suisse de bandes dessinées, fondées en 1997 par Maxime Pégatoquet, Daniel Pellegrino et Benoît Chevalier.
5 Pilules Bleus est une bande dessinée de Frederik Peeters, entièrement en noir et blanc et autobiographique, elle narre les relations amoureuses de l’auteur.
6 Giraud Jean, Mœbius, Gir (1938 – 2012), dessinateur et scénariste français de bandes dessinées (surtout connu pour son travail dans Blueberry, L’Incal ou Arzach, et avec la maison d’édition Les Humanoïdes Associés qui publiait le magazine Métal Hurlant).
7 Katsuhiro Otomo (1954), auteur de mangas, scénariste et réalisateur de films d’animation (surtout connu pour Akira).
8 Professeur Cyclope est un magazine numérique mensuel de bandes dessinées, fondé et lancé en 2013 par Gwende Bonneval, Bruno Thielleux (Brüno), Cyril Pedrosa, Hervé Tanquerelle et Fabien Vehlmann.
9 YouTube est un site web d’hébergement de vidéos, fondé en 2005 par Steve Chen, Chad Hurley et Jawed Karim. IL est racheté en 2009 par Google.
10 Wikipédia est un projet d’encyclopédie universelle, fondée en 2001 par Jimmy Wales et Larry Sangler.
11 Verloc Nim est le personnage principal de la série de science-fiction Aâma, de Frederik Peeters.
12 Ainsi parla Zarathoustra (1883) est une œuvre de Nietzsche, qu’il estime lui-même être le commencement de sa philosophie. Il est question, dans cette œuvre, d’une promesse d’un avenir meilleur pour un homme meilleur.
13 Nietzsche Friedrich Wilhelm (1844 – 1900), est un philosophe allemand porté vers la critique de l’Occident et le nihilisme.