Watchmen
[ATTENTION ! Vous entrez dans une zone dangereuse du site ! En effet, lire ce qui suit de façon continue peut provoquer une crise d’épilepsie, une cécité temporaire, ou même un arrêt vasculaire cérébrale… Plus sérieusement, les textes présentés ici correspondent à une approche scientifique : linguistique, littérature et théorie de l’art – non, il ne s’agit pas de physique ou de mathématiques ! Il est question d’élaborer un analyse détaillé et précise d’une oeuvre, certains termes sont difficilement compréhensible sans quelques bases en littérature (j’espère tellement ne pas avoir oublié de fautes d’orthographe…) ou en sémio-anthropologie. Par conséquent, lors de votre lecture, ayez l’obligeance d’absoudre ma terminologie complexe.]
2- Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons – Uchronie et transformation des super-héros :
Après ce premier pas vers une étude narratologique de la bande dessinée occidentale, il est nécessaire de poursuivre dans un autre genre de la bande dessinée anglo-saxonne. En effet, pour préciser cette analyse narrative des comics, et après avoir tiré plusieurs conclusions, le sous-genre du roman graphique – graphic novel en anglais – doit être questionné.
Deuxième partie de la subdivision qui a été explicitée précédemment, le roman graphique, comporte au moins trois problèmes entrelacés, dans la mise en place de sa narration, selon Benoît Peeters : « le premier problème, le plus visible, est de mettre au point une nouvelle complémentarité sémantique […] un deuxième problème, plus secret peut-être, est celui de l’échelle des plans et du regard […] le troisième problème, qui n’est pas le moins important, est celui de l’insertion graphique de l’écrit »1. En fait, B. Peeters démontre – ne serait-ce qu’en exposant ces trois problèmes – la complexité de la narration d’une graphic novel.
Ces trois problèmes mettent à jour la nécessité de faire coexister, sans prédominance, textes et images, qui doivent aussi être scellés l’un à l’autre. Ces problèmes ne sont pas posés vis-à-vis du récit des comic books parce qu’ils ne correspondent pas au même registre et au même mode d’énonciation. L’image qui peut parfois primer sur le texte – ou vis et versa – implique des phénomènes tels que celui de l’iconographie transfictionnelle que nous avons pu observer précédemment – hypothèse que nous tenterons de confirmer dans ce qui suit.
Ce faisant, il semble naturel d’étudier formellement la narration des romans graphiques. Pour comprendre leur position – différente de celle des comic books – qu’ils occupent dans la »cartographie »des genres, des registres et des modes de narration en bande dessinée occidentale. Cette analyse implique nécessairement des questionnements portant sur la figure des personnages des graphic novel. Car, en connaissant l’importance de l’influence des personnages sur toute narration, et en ayant observé cette influence dans les comic books, ces questionnements sont à considérer comme constituant de recherches.
Ceci étant dit, l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons va ici être étudiée. Watchmen – ayant reçu le prix Hugo2, pour la première fois décerné à une bande dessinée – doit être finement décomposée. C’est pourquoi il est question dans ce qui suit de l’analyse du schéma narratif et du rythme de ce récit, puis des possibilités mises en place dans cette bande dessinée. Comme la proposition d’une paralipse du récit d’un personnage, ainsi que les nombreuses analepses, ou »flash-back », que l’on peut trouver dans Watchmen. Pour finir, les questionnements se tourneront intégralement vers les positionnements des personnages dans cette production artistique, pour une compréhension précise de la figure du personnage de graphic novel.
a) Le rythme du récit et l’uchronie
Il faut d’abord résumer le récit énoncé dans Watchmen. L’histoire commence synchroniquement à sa date de parution : le milieu des années 80. Il est question du meurtre d’un homme, Edward Blake, agent du gouvernement des États-Unis d’Amérique connu sous le pseudonyme du Comédien. Le lecteur apprend ensuite que ce pseudonyme est l’héritage du passé de super-héros de ce personnage. Il a fait partie d’une équipe de justiciers appelés Les Gardiens (The Watchmen en anglais). Dans le récit de Watchmen, l’équipe des Gardiens est l’héritage d’une première équipe de super-héros : les Minutmen fondée en 1939 et dissoute en 1950 à cause de mésententes entre ses membres. L’équipe des Gardiens existe de 1966 à 1977, dissoute suite au passage de la loi Keene qui oblige les super-héros soi à arrêter leurs activités, soi à se démasquer et travailler pour le gouvernement. Le récit débute donc autour des interrogations de Rorschach, alias Walter Joseph Kovacs, ancien membre des Gardiens toujours en activité, qui cherche à comprendre pourquoi le Comédien a été tué. Ce début d’enquête entraine le lecteur dans un récit plus complexe alimenté par l’apparition – qui suit respectivement l’ordre présenté ci-après – et le rôle d’autres personnages, anciens membre des Gardiens : le Hiboux/Daniel Dreiberg, Ozymandias/Adrian Veidt, Dr. Manhattan/Dr. Jonathan Osterman et le Spectre Soyeux/Laurie Juspeczyk. Toute l’histoire fonctionne autour de ces cinq personnages, et de quelques personnages secondaires, comme des anciens membres des Minutmen, ou des civils. L’enquête de Rorschach implique son incarcération éphémère, elle pousse Daniel Dreiberg et Laurie Juspeczyk à remettre leurs costumes respectifs, le Dr. Manhattan s’exile un temps sur la planète Mars… Autant d’événements qui permettent à Adrian Veidt/Ozymandias, commanditaire de l’assassinat du Comédien, de mettre en place sa machination visant à faire apparaître un monstre pour détruire New-York.
Ce résumé reste fortement succinct vu l’étendue de l’oeuvre de A. Moore et D. Gibbons. Cependant, il retrace les événements essentiels à la compréhension de l’analyse narratologique qui va être effectuée. En effet, il s’agit d’un récit de longue haleine, qui semble reposer sur un rythme très précis et particulier. Le rythme narratif est ici à comprendre comme « (du grec rhuthmos, »mouvement réglé et mesuré ») [le] retour régulier d’un repère constant »3. Will Eisner insiste fortement sur l’importance du rythme dans une bande dessinée cherchant à apporter un message – et c’est sans aucun doute le cas de Watchmen, ce que nous préciserons plus tard. Il estime donc que,
« pour réussir une narration visuelle, la capacité à y introduire la notion de temps est décisive. C’est cette dimension de la compréhension humaine qui nous permet de reconnaître et de ressentir la surprise, l’humour, la terreur et toute la gamme de l’expérience humaine […] une bande dessinée devient »réelle » quand le temps et le rythme font partie intégrante de la création [en musique] le rythme ou la mesure sont obtenus par des longueurs de temps réelles. En graphisme, cette expérience se traduit par l’agencement d’illusions et de symboles. »4
En ce sens, même si les douze chapitres de l’oeuvre correspondent au caractère mensuel de sa première parution5, on peut y voir un découpage réfléchit. Car Watchmen ne se contente pas du chapitrage des livres. Au-delà du retour d’un repère, il est question ici de la récurrence de plusieurs repères, ce qui rend on ne peut plus pertinent les propos de W. Eisner.
Les repères rythmiques de l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons sont à la fois graphiques et textuels, ce qui renvoie premièrement à ce qu’avance W. Eisner, et deuxièmement, au problème de « complémentarité sémantique »6 dont parle B. Peeters. Le premier repère, le plus apparent, est la représentation graphique d’une horloge. Les lecteurs et les critiques l’appellent »l’horloge de la fin du monde », car cette représentation est considérée comme une référence à l’horloge de Chicago7. Cette représentation graphique correspond à la page de garde de chaque chapitre, avant même que l’on puisse voir le numéro ou le titre du chapitre. L’horloge indique premièrement minuit moins douze environ, puis en suivant l’ordre du schéma narratif, elle se rapproche jusqu’à arriver à l’heure fatidique : minuit pile, la fin du récit et le dénouement de l’intrigue à la fin du douzième chapitre, elle clôture l’oeuvre d’A. Moore et D. Gibbons.
Déclinaison des horloges de Watchmen, rythme graphique des chapitres
À ce premier repère graphique de rythme s’ajoute un autre repère textuel. En effet, le repère de l’horloge se place à chaque début de chapitre – sauf la treizième horloge comprise comme la dernière page de l’oeuvre – chaque fin de chapitre est complétée d’un texte. Il est toujours question d’un texte portant soit sur les personnage principaux, soit sur des personnages secondaires, par exemple : certains passages d’un roman fictif écrit par Hollis Mason (le premier Hiboux ayant fait partie des Minutmen) sont présentés, ou encore le dossier médical de Walter Joseph Kovacs/Rorschach, ou, pour finir, des articles de journaux fictifs concernant Sally Jupiter (le premier Spectre Soyeux ayant fait partie des Minutmen) (voir Déclinaison des horloges de Watchmen ci-dessus). Les deux rythmes les plus visibles ont ici été analysés. Cependant beaucoup d’autres formes rythmiques sont présentes dans cette oeuvre. À la fois graphiques et textuelles, ces formes rythmiques, ces repères rythmiques, contribuent, encore une fois, à la complémentarité sémantique issue des propos de B. Peeters, mais surtout, ils semblent répondre aux questionnements de ce même auteur, concernant des questions d’échelle et d’insertion de l’écrit. Ici aussi deux rythmes sont repérables, l’un graphique, l’autre textuel : la structure des planches et les différents phylactères narratifs. La récurrence quasi constante du découpage des planches de Watchmen est notable, puisqu’il est presque toujours construit comme un »gaufrier ».
Le gaufrier de Watchmen
Il y a aussi la récurrence d’une narration accaparée par plusieurs personnages, en fonction des chapitres dans lesquels ils tiennent une place particulière : Rorschach propose une narration régulière, le Dr. Manhattan, Ozymandias et le Dr. Malcolm Long (psychiatre de Rorschach lorsqu’il est incarcéré) monopolisent la narration du chapitre qui leur correspond. Ceci étant dit, il est possible d’observer des repères rythmiques à l’intérieur des chapitres et des planches de l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons. Tous ces rythmes contribuent à la complémentarité sémantique, aux questions d’échelle et à l’insertion de l’écrit (cf. B. Peeters). Mais ils contribuent surtout à ce dont W. Eisner faisait référence dans la citation précédente : le caractère »réel » d’une bande dessinée, ce que l’on peut appeler la vraisemblance. Ce dernier concept est à comprendre comme une « règle issue de la Poétique d’Aristote […] elle correspond à l’exigence que les fictions soient conforme à l’opinion publique, il est fréquent dans la tragédie, que tel détail historique se trouve donc modifié pour devenir plus vraisemblable […] le vraisemblable dépend naturellement des codes sociaux et des valeurs de chaque époque »8. Donc, mis à part leur simple présence contribuant à la vraisemblance, les rythmes imprègnent le récit de l’époque même qui les a produit. C’est dû en grande partie à de nombreux détails qu’ils introduisent dans le récit. En effet, le milieu des années 80 est encore compris dans la guerre froide, et les tensions entre États-Unis et U.R.S.S. sont toujours d’actualité, ainsi que le traumatisme de la guerre du Viêt Nam par exemple. Ce contexte est, dans Watchmen, rattaché au président Richard Nixon9, réélu, de manière fictive, pour la cinquième fois grâce à un amendement constitutionnel. Ce sont des exemples d’éléments historiques qui parsèment le récit et accentuent sa vraisemblance. Mais pour être plus précis il est nécessaire de souligner le caractère uchronique de Watchmen. L’uchronie10 est un récit fictionnel qui repose sur son imbrication avec l’Histoire, la vraisemblance y est de fait, centrale et primordiale. Ce faisant, le récit de Watchmen est empli des détails historiques, des codes sociaux et des valeurs de son époque. Pour finir, il semble naturel de rallier le récit d’A. Moore et D. Gibbons à une certaine forme de tragédie. Car la vraisemblance est au centre des récits tragiques. Elle est ici induite par les repères graphiques et textuels de rythmes, mais aussi par le caractère uchronique de l’oeuvre. Mais ce qu’il faut noter pour appuyer cette position vis-à-vis de Watchmen en tant que récit tragique, c’est la présence du phénomène de catharsis. En effet, il est repérable dans la citation de Will Eisner, lorsqu’il parle de « ressentir la surprise, l’humour, la terreur et toute la gamme de l’expérience humaine »11. Et il est facile de relier ces propos aux écrits de Gérard Genette, lorsqu’il reprend lui-même ceux d’Aristote :
« la tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions »12.
Cette citation nous permet d’observer l’aspect imitatif propre à la tragédie et à l’uchronie, les rythmes, les assaisonnements graphiques et textuels, ainsi que le phénomène de catharsis, dont un repérage hypothétique vient d’être effectué – la catharsis étant un phénomène complexe à étudier longuement et précisément, une hypothèse, un postulat la concernant semble le plus approprié en l’occurrence. Il reste donc à analyser l’action des personnages pour être certain que ce genre qu’est le roman graphique peut-être comprit comme un récit tragique, en tous cas pour Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons. Ce dont il est question dans la suite de ces recherches relève des actions des personnages, avant l’étude même des caractères de ces mêmes personnages.
b) »Destruction narrative » : paralipse du récit de Rorschach, aventures de pirates et pensées du Dr. Manhattan
La narration, régulièrement accaparée par le personnage de Rorschach, a été précédemment exposée, de manière assez brève. Pour être clair, il faut noter que le récit de Watchmen commence par cette énonciation narrative. Présente dans le premier chapitre donc, cette forme de narration revient dans les chapitres II et V, dans le chapitre VI, d’une manière particulière – qui sera explicitée – et pour la dernière fois dans le chapitre IX. Le problème ici est le suivant : s’il est question d’une certaine forme de tragédie, le narratif doit être exclu de l’énonciation du récit. Un autre élément est à noter concernant le concept même de tragédie, car il est utilisé ici en tant que position sur la »cartographie » des genres, des modes et des registres d’énonciation en bande dessinée. Il faut obligatoirement faire une « distinction évidente […] entre le sens large et le sens étroit du mot tragédie »13, et cela « précisément parce que, du point de vue de la réception, la tragédie n’existe plus »14.Donc, dans le but de comprendre les modes et les registres de l’énonciation narrative dans la graphic novel, observons la place du récit de Rorschach qui accentue la ressemblance avec la tragédie. Car il n’est pas exactement question de l’énonciation du récit de Watchmen. L’énonciation de Rorschach offre un effet de point de vue, à comprendre comme si « l’ensemble des informations [était] filtré par la conscience d’un personnage »15. En fait, il s’agit aussi d’une narration homodiégétique, car « G. Genette qualifie d’homodiégétique tout narrateur qui apparaît aussi comme personnage de son propre récit »16. Et ce qu’énonce Rorschach est également décomposable en trois parties : premièrement des chapitres I à V, deuxièmement le chapitre VI, et troisièmement dans le chapitre IX. La première partie de ce que l’on peut nommer, »le témoignage de Rorschach », consiste à présenter la situation initiale et l’élément déclencheur du récit de Dave Gibbons et Alan Moore. Ce personnage compose le Journal de Rorschach. Il inscrit ses pensées en les écrivant, et c’est un autre moyen pour la consolidation de la complémentarité sémantique et l’inscription graphique de l’écrit dans cette oeuvre. Le lecteur peut voir à deux reprises Rorschach écrire dans son journal, ce qui lui permet immédiatement de comprendre que les phylactères narratifs, représentés comme des morceaux de page jaunis, sont rattachés à ce personnage qui écrit.
Rorschach écrit dans son journal, Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen, Chapitre I, planche 14 |
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Rorschach écrit dans son journal, Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen, Chapitre X, planche 22 |
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Ce faisant, et au-delà des considérations sémantiques, il est aisé pour le narratologue de comprendre que le récit énoncé par ce personnage fait intégralement partie de l’action de l’histoire de Watchmen : c’est un moyen d’exposer l’intériorité de ce personnage au lecteur. La deuxième partie de la narration homodiégétique de Rorschach est, comme cela a été dit plus haut, très particulière, car elle contribue à trois phénomènes, dont les deux derniers sont presque simultanés :
- intégrer cette énonciation à l’action du récit (d’une autre manière que la première partie),
- mettre en place un phénomène de paralipse du récit de ce protagoniste,
- et contribuer à un mécanisme qu’il est convenable de nommer »destruction narrative ».
Pour comprendre la manière dont est intégrée cette énonciation à l’action du récit de l’oeuvre d’A. Moore et D. Gibbons, il suffit d’observer l’un des rouages de la narration. Pour être précis, le personnage de Rorschach se fait capturer par les forces de police à la fin du chapitre V. Étant incarcéré, il ne peut tout simplement plus écrire dans son journal et, la narration et le lecteur sont privés de ce qui pourrait être écrit dans le journal de Rorschach. Ce qui entraîne directement un phénomène de paralipse qui « consiste à ne pas donner au lecteur certaines informations qu’il serait légitime de lui livrer dès le début »17. En effet, l’identité de Rorschach, alias Walter Joseph Kovacs, n’est donnée qu’à la fin du chapitre V, et surtout durant tout le chapitre VI. Il est question, sans doute, d’une paralipse partielle, dans le sens où le lecteur sait que l’énonciation des phylactères jaunis est celle de Rorschach dès le début du récit, mais il ne connait pas son identité civile, contrairement à presque tous les autres protagonistes. En tous cas, pendant cinq chapitres le lecteur n’a pas connaissance de l’identité d’un personnage principal, ce qui est quelque peut comparable à « l’identité du narrateur de La Peste de Camus [qui] n’est ainsi révélée qu’aux dernières pages de l’ouvrage »18.
La destruction narrative évoquée ci-dessus est un phénomène complexe qui, en l’occurrence, s’articule autour de plusieurs personnages du récit – ce sera développé dans ce qui suit. Cependant, il est un avis à soutenir : le chapitre V est le point de départ de la destruction narrative. Dans ce chapitre, l’énonciation du récit de Watchmen est privée du point de vue de Rorschach qui en était un des fils conducteurs depuis le début. Ce faisant, ce chapitre, entièrement dédié au protagoniste en question, se voit octroyer un nouveau point de vue tiré des écrits du Dr. Malcolm Long, psychiatre qui procède à l’élaboration du profil psychologique de W. J. Kovacs/Rorschach. C’est la mise en place éphémère d’un nouveau narrateur homodiégétique. Pour finir à propos de la narration homodiégétique du journal de Rorschach, il est intéressant de noter que cette énonciation, prise dans l’action du récit de Watchmen, n’est remise en place qu’une dernière fois au cours du chapitre X. Cette dernière apparition est l’avant-dernière forme de ce qui aurait pu être maladroitement compris comme l’énonciation narrative du récit d’A. Moore et D. Gibbons. Elle est l’une des marques de la fin de toute forme d’énonciation narrative, elle contribue au passage à l’action tragique pure, relatée uniquement par l’alliance des images, des blancs et des phylactères dialogiques, dans les deux derniers chapitres de l’oeuvre. Néanmoins, la destruction narrative, dont le premier mouvement vient d’être explicité – consistant à priver Rorschach de son journal et à proposer le point de vue du Dr. Malcolm Long – semble se constituer autour de deux autres formes énonciatives.
Tout d’abord, et dés le chapitre III, des phylactères narratifs spécifiques sont repérables. Ils sont issus d’un comic book fictif lu par un personnage secondaire du récit de Watchmen. En fait il est question de l’énonciation narrative propre à Tales of the Black Freighter, comic book scénarisé par un autre personnage secondaire de Watchmen : Max Shea, qui contribue aussi à la destruction de New-York, planifiée par Ozymandias/Adrian Veidt. Ces insertions de phylactères narratifs, issus d’un comic book fictif, apparaissent à quatre reprises. Elles commencent au chapitre III, elles se poursuivent dans le chapitre V (à la fin duquel sont apportées des précisions les concernant, dans un repère textuel de rythme, cf. Déclinaison des horloges de Watchmen) et elles sont présentes dans le chapitre VIII et dans le chapitre XI, pour la dernière fois. Les trois dernières insertions (chapitres V, VIII et XI) ne se contentent pas de reposer sur ces phylactères, issus de Tales of the Black Freighter, des vignettes tirées de ce même comic book fictif sont insérées dans l’oeuvre de D. Gibbons et A. Moore. Il s’agit de l’énonciation d’une fiction dans la fiction, il est sans doute convenable de parler de niveau fictionnel inférieur (non pas en terme de valeur, mais en terme de position). Ce faisant, il est possible d’estimer que ce niveau fictionnel inférieur, incorporé en tant qu’énonciation au récit de Watchmen par un mécanisme de construction graphique et textuelle, soit un moyen de contribuer à la destruction narrative.
Exemple d’énonciation narrative par le récit fictionnel inférieur des Tales of the Black Freighter, Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen, Chapitre V, planche 17 |
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Effectivement, cette énonciation narrative est également inscrite dans l’action du récit, puisqu’elle découle directement de la lecture d’un protagoniste secondaire et s’arrête totalement à partir du moment où New-York est détruit (lorsque le jeune protagoniste meurt, il ne peut plus procéder à la lecture de Tales of the Black Freighter).
Pour finir à propos de cette narration spécifique (celle de Tales of the Black Freighter), il faut à nouveau noter son étroite liaison à la narration homodiégétique mise en place par le journal de Rorschach. À l’arrestation de ce protagoniste, à la fin du chapitre V, correspond un repère textuel de rythme qui précise son caractère de récit fictionnel inférieur. Et à partir de ce même moment, l’énonciation de Tales of the Black Freighters’accentue fréquemment, et s’approfondie suivant l’insertion de cases de son récit aux cases de Watchmen, fiction dans la fiction. Dernière forme narrative dans le chapitre X, elle accentue la destruction narrative et elle concourt à la ressemblance du récit de Watchmen avec le récit tragique.
Ensuite, et pour finir vis-à-vis de la destruction narrative, il est nécessaire de noter la place importante tenue par le Dr. Manhattan. Accusé d’être néfaste à la santé de ses proches, il s’exile sur la planète Mars à la fin du chapitre III. De ce fait, tout le chapitre IV est orienté autour de lui, et l’énonciation narrative qui y est présentée est figurée par les phylactères narratifs de couleur bleue et de forme rectangulaire.
Exemple d’énonciation narrative faite par le Dr. Manhattan, Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen, Chapitre IV, planche 26 |
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Énonciation narrative homodiégétique également, elle est intégrée, elle aussi, à l’action du récit, ce qui contribue logiquement à la ressemblance avec la tragédie. La destruction narrative est présente ici dans le sens où, le tout-puissant Dr. Manhattan ne met en place cette narration qu’une seule fois : la place est ensuite faite, à partir du chapitre V à la narration de Rorschach qui, alliée à l’énonciation narrative spécifique de Tales of the Black Freighter, entraîne la fin de toute forme d’énonciation narrative, et entraîne le récit d’A. Moore et D. Gibbons dans l’action tragique pure.
c) Les analepses ou les phénomènes de »flash-back »
Après l’analyse des différents rythmes textuels et graphiques de l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons – ce qui a permis d’observer la ressemblance avec le registre de la tragédie – et après la décomposition des différentes énonciations narratives de l’oeuvre – ce qui renforce cette position tragique et comprend les narrations homodiégétiques de Rorschach et du Dr. Manhattan ainsi que la narration des Tales of the Black Reighter – une toute autre question se met en place : les narrations homodiégétiques dont il était précédemment question proposent de nombreux passages analeptiques.
La citation d’Alex Nikolavitch, dans la première partie, portait sur l’analyse narratologique de Batman : Année Un et elle faisait déjà référence au concept d’analepse, lorsqu’il était question de « l’origine de Batman [qui] est rappelée souvent de façon stylisée, en quelques cases »19, mais cette référence avait été intentionnellement mise de côté. L’analepse est à envisager en tant que « rupture de la ligne chronologique pour mentionner un événement qui s’est déroulé avant l’action considérée »20 par le récit. En effet, il semble qu’une seule planche de l’oeuvre de Frank Miller et David Mazzuchelli constitue une analepse courte, concernant l’origine de Batman.
Analepse, Frank Miller et David Mazzuchelli, Batman : Année Un, Chapitre 1, planche 20, page 29 |
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Mais pour en revenir à l’étude de Watchmen, cette oeuvre comporte une fine composition d’analepses diverses et variées. En effet, la production de récits analeptiques à travers les personnages de, Rorschach, du Dr. Manhattan et d’Adrian Veidt/Ozymandias sont remarquables. Ces récits semblent également renforcer la position tragique de l’oeuvre, puisqu’ils sont insérés dans l’action de l’histoire. Cependant, ces récits analeptiques sont les fruits de constructions complexes, ce qui les différencie de l’analepse de Batman : Année Un qui repose sur une seule planche, et c’est également une première démonstration de la profondeur artistique des bandes dessinées du courant anglo-saxon.
Selon Gérard Genette, « aucun narrateur […] ne peut s’astreindre naturellement et sans effort à un respect rigoureux de la chronologie »21. C’est pourquoi les narrations homodiégétiques des personnages de Rorschach et du Dr. Manhattan comportent naturellement des va-et-vient entre passé et présent. La question ici est donc de mettre à jour les analepses présentes dans leurs énonciations respectives. De plus, il est nécessaire de rendre compte de l’analepse du Spectre Soyeux et de l’analepse finale, édifiée par l’explication d’Adrian Veidt précisant les objectifs de sa machination.
La première analyse sera celle du chapitre II, très particulier par rapport au concept même d’analepse. De fait, les propos avancés ici, additionnés à tout ce qui a été dit vis-à-vis de l’oeuvre de D. Gibbons et A. Moore, conduiront directement à l’étude de leurs personnages et, de manière plus indirecte, à l’analyse des personnages des romans graphiques. Le chapitre II de Watchmen est tout à fait intéressant s’il est analyser à travers le concept d’analepse. Les personnages principaux de l’ouvrage y sont réunis pour l’enterrement du Comédien/Edward Blake et, fait surprenant, ce chapitre est constitué autour de six analepses d’environ trois planches chacune. Ces six analepses peuvent être résumées de la façon suivante :
- la première est mise en place à travers un dialogue entre Sally Jupiter et Laurie Juspeczyk, respectivement mère et fille, le premier Spectre Soyeux et le second Spectre Soyeux. Elles ne sont pas présentes à l’enterrement du Comédien, car Sally Jupiter est hospitalisée. Pourtant ces deux protagonistes discutent à propos du Comédien qui, des années plus tôt, a tenté d’abuser de Sally Jupiter (lorsqu’ils faisaient tous deux partie des Minutmen) : le récit analeptique né de ce dialogue. Comme si les souvenirs de cette tentative de viol revenaient à la mémoire du premier Spectre Soyeux, de manière très précise.
- La deuxième analepse repose sur les souvenirs d’Adrian Veidt/Ozymandias, présent à l’enterrement d’Edward Blake. La mémoire de la première réunion des Gardiens lui vient alors à l’esprit.
- La troisième analepse repose cette fois sur les souvenirs du Dr. Manhattan/Jonathan Osterman également présent à l’enterrement du Comédien. Il se remémore la guerre du Viet Nam à laquelle il a participé activement avec Edward Blake.
- La mise en place de la quatrième analepse est particulière. La disposition graphique des trois premières cases (ce qu’il y a juste entre l’analepse précédente et cette quatrième analepse) propose un rapport entre la deuxième analepse, la troisième et la quatrième. Ces trois premières cases correspondent à trois portraits, trois gros plans, d’Adrian Veidt, du Dr. Manhattan et du Hiboux/Daniel Dreiberg, comme si ces cases figuraient la simultanéité des analepses respectives de ces trois personnages, présents à l’enterrement d’Edward Blake. Ce faisant, Daniel Dreiberg se remémore à son tour les actions menées par le Comédien et lui, lors des émeutes de New-York.
Cases proposant la simultanéité des trois analepses, Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen, Chapitre II, planche 16 |
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- Puis l’enterrement touche à sa fin et le récit se tourne Rorschach, parti enquêter sur la mort du Comédien. Rorschach force un ancien »super-vilain » (l’inverse d’un super-héros) nommé Moloch/Edgar William Jacobi, à entamer un récit analeptique. Ce dernier raconte la dernière action étrange du Comédienqui, une semaine avant sa mort, s’était introduit chez Moloch pour lui faire part de ses états d’âme.
- La dernière et sixième analepse de ce chapitre II est presque entièrement graphique. L’énonciation narrative du journal de Rorschach dresse un portrait du Comédien, et les cases rattachées à cette énonciation condensent les cinq analepses précédentes, ainsi que la scène de son assassinat.
Il est ici question d’une narration constituant presque l’intégralité d’un chapitre à travers six analepses. Et l’on voit très bien toute la particularité du média qui propose une telle constitution, car il est pertinent de se demander, par exemple, si un autre média que la bande dessinée peut proposer une telle narration. D’autres analepses inscrites dans le récit de l’action sont présentes dans Watchmen, au moins dans quatre autres chapitres. Chaque chapitre, propre à tel ou tel personnage, met en place plusieurs récits analeptiques qui reposent sur des événements du récit, rattachés à ces mêmes personnage. Leurs analyses vont ici être proposées suivant l’ordre des chapitres de leurs apparitions, à savoir celles du Dr. Manhattan, de Rorschach, du Spectre Soyeux et d’Ozymandias.
Lorsque le Dr. Manhattan/Jonathan Osterman s’exile sur la planète Mars, et comme cela a été explicité auparavant, il s’accapare l’énonciation et produit une narration homodiégétique. Ce faisant, le chapitre IV lui est consacré. Cette narration est très particulière, car elle repose sur l’un des pouvoirs de ce personnage capable de percevoir de manière simultanée, passé, présent et futur. Mais, tout de même, Alan Moore et Dave Gibbons ne proposent pas au lecteur d’entrevoir à l’avance ce qui va se dérouler dans la suite du récit de Watchmen, car, pour le Dr. Manhattan « le futur est obscurci… Par des sortes de parasites »22, ce qui est expliqué plus tard et rattaché à l’histoire, mais qui accommode agréablement les auteurs. Ce pouvoir du Dr. Manhattan lui permet donc, lorsqu’il amorce l’énonciation sa narration homodiégétique, de mettre en place un amalgame de récits analeptiques énoncés au présent et allant de 1945 à l’action présente du récit de Watchmen. Ces récits sont, soit mis en place par l’insertion dans la planche, de cases présentant des scènes du passé du personnage – qui seront appelées »analepses courtes » – soit proposées sur des planches entières à la suite – qui seront appelées »analepses longues ». Revenant au fur et à mesure sur, son père, ses différentes concubines, son origine, son rôle vis-à-vis de la guerre froide, ses rencontres avec les Minutmen et les Gardiens, son rôle pendant la guerre du Viet Nam, et allant jusqu’à revenir sur des événements présentés dans Watchmen au cours des chapitres précédents, le Dr. Manhattan énonce une narration homodiégétique et analeptique complexe. Cette narration est entrelacée avec l’action du récit de l’oeuvre étudiée, ce qui renforce encore la ressemblance avec la tragédie – évoquée précédemment également.
La fin du chapitre V où Rorschach se fait arrêter par les forces de l’ordre implique une attention particulière du point de vue de l’analepse. Assurément, le chapitre VI, dans lequel le Dr. Malcolm Long prend en charge l’énonciation d’une autre narration homodiégétique, implique des analepses. Le docteur en question dresse le portrait psychologique de W. J. Kovacs/Rorschach. Plus précisément, quatre analepses sont présentes dans ce chapitre. Chacune correspond respectivement, à l’enfance de W. J. Kovacs, à sa décision de mettre le masque de Rorschach, à sa position dans l’équipe des Gardiens, et à l’événement ayant fait – selon lui – devenir Rorschach sa véritable personnalité, oubliant Walter J. Kovacs. Ces quatre analepses entrent intégralement dans l’action du récit. En fait dans ce chapitre, le Dr. Malcolm Long fait passer « le teste des taches d’encre »23 à W. J. Kovacs – test qui n’est autre que le test de Rorschach24. Ce faisant, deux taches d’encre font revenir à W. J. Kovacs/Rorschach, les souvenirs de son enfance et ceux de ce que l’on peut nommer sa »transition de personnalité ». Deux analepses longues, mises en place, respectivement, au début et à la fin du chapitre VI. Pour finir, deux autres analepses longues sont mises en place lors de discutions entre ces deux protagonistes, celles qui portent sur, la décision de mettre le masque de Rorschach et la place occupée au sein des Gardiens. Donc, lorsque Rorschach est privé de l’énonciation de sa narration homodiégétique, celle-ci est accaparée par le Dr. M. Long qui le questionne. Ceci permet d’inscrire des récits analeptiques dans l’action de l’oeuvre, effet permettant de rapprocher, encore et toujours, Watchmen du récit tragique, dont les caractéristiques ont été rapportées par G. Genette selon la définition d’Aristote.
Pour finir, concernant les analepses incorporées à l’action du récit de Watchmen, il en est deux dernières, précédemment citées, à expliciter. Celle mise en place par le personnage de Laurie Juspeczyk/Spectre Soyeux, et une autre mise en place par le personnage d’Adrian Veidt/Ozymandias. Premièrement, dans le chapitre IX de l’oeuvre d’A. Moore et D. Gibbons, Laurie Juspeczyk est téléportée sur Mars par le Dr. Manhattan qui cherche à retrouver un intérêt pour l’humanité. Un dialogue s’instaure donc entre ces deux personnages. Dialogue dans lequel le Dr. Manhattan pousse le Spectre Soyeux à utiliser sa mémoire, car il cherche également à lui faire comprendre sa perception particulière du temps – explicitée précédemment. L. Juspeczyk/Spectre Soyeux se remémore, sous la forme de quatre analepses longues, des événements de son enfance, de son adolescence et de deux échanges avec le Comédien. Ces souvenirs permettront finalement, d’une part, de lui faire prendre conscience qu’Edward Blake est son père et, d’autre part, de faire retrouver au Dr. Manhattan son intérêt pour l’humanité. Deuxièmement, dans le chapitre XI, Ozymandias/Adrian Veidt propose un récit analeptique à travers un monologue. Ce monologue est émis lorsqu’il décide d’assassiner les trois dernières personnes l’ayant aidé à mettre en place sa machination (visant à faire apparaître un monstre pour détruire New-York). Ce récit est composé de deux analepses courtes, il semble donc, lui aussi, s’inscrire parfaitement dans l’action de l’oeuvre.
L’étude des analepses, induite par l’analyse de l’énonciation des narrations homodiégétiques de Rorschach, du Dr. Manhattan, du Spectre Soyeux et d’Ozymandias permet de mieux comprendre la complexité d’une narration spécifique, propre à la bande dessinée. Ceci accentue naturellement le caractère artistique de ce média. De plus, cette étude a également permis de consolider la position vis-à-vis de la ressemblance avec le registre de la tragédie, ainsi qu’une première distinction entre analepses courtes et analepses longues : cela permet un grand avancement par rapport à la question »cartographique » des genres, des registres et des modes. Néanmoins les analyses des énonciations narratives et des récits analeptiques, impliquent que l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons se constitue autour de personnages forts. Des personnalités construites en profondeur grâce aux analepses, complexes et intenses, qu’il est nécessaire d’étudier et de mettre en rapport avec le super-héros issu des comic books, pour tenter d’entrevoir, plus généralement, les caractéristiques du personnage des romans graphiques.
d) Les super-héros, condition divine et condition humaine
Pour légitimer l’étude du personnage de graphic novel, il est nécessaire de résumer brièvement ce qui vient d’être compris. L’étude des repères, textuels et graphiques, des rythmes, rattachés au caractère uchronique de l’oeuvre de D. Gibbons et A. Moore, implique une certaine ressemblance avec le registre de la tragédie. Et cela en considérant toutes les dimensions de la définition d’Aristote rapportée par Gérard Genette. Cette constatation fait suivre logiquement l’analyse des éléments narratifs qui pourraient détacher complètement Watchmen de la tragédie, soit une narration délivrée autrement que par des dialogues et des actions de protagoniste.
Dans l’action du récit, des points de vue proposés par une narration particulière ont pu être observer, alors même qu’à première vue, ils pourraient induire en erreur et déconstruire la ressemblance tragique. Après réflexion, il semble que l’énonciation des narrations de Rorschach et du Dr. Manhattan soit homodiégétiques – ce qui les inscrit, de fait, dans l’action du récit – et qu’elles gravitent, de manière transitionnelle, avec la narration des Tales of the Black Freighter, vers une certaine forme de destruction narrative. Le fait que la forme de narration la plus présente dans Watchmen soit homodiégétique, donc inscrite profondément dans l’action – et vouée à la destruction – consolide fortement la ressemblance avec le registre de la tragédie. L’analyse de cette narration a entraîné naturellement la réflexion vers l’analyse des mécanismes analeptiques qu’elle incorpore. Ces derniers complexifient l’énonciation narrative de l’oeuvre, ce qui renforce le degré artistique des bandes dessinées anglo-saxonnes. Mais toutes tous les questionnements narratifs précédents oriente l’étude vers les personnages de Watchmen. En effet, l’analyse précédente a permis un meilleur repérage sur la »cartographie » des genres, des registres et des modes, mais pour approfondir celui-ci, il convient de s’intéresser aux personnages, qui jouent un rôle essentiel dans de nombreux mécanismes narratifs. Pour finir, il faut garder à l’esprit ce qui a été démontré à propos du personnage de Batman, pour observer le contraste ou la ressemblance.Pour rejoindre à nouveau le registre de la tragédie, il est enfin possible d’affirmer que Watchmen est l’imitation d’une action menée par des personnages. Mais il reste à démontrer les caractères élevés et complets de cette action, ainsi que le phénomène de catharsis qu’ils impliquent.
Il faut noter que selon Thierry Groensteen « Watchmen est une vaste mise en cause du mythe du superhéros à travers un groupe de personnages qui, loin d’être ces Gardiens de l’ordre et du bien qu’ils prétendent incarner, se relève qui impuissant, qui indifférent, qui dangereux »25. Qui plus est, selon Alan Moore lui-même, « Watchmen est un ensemble. En fait, aucun de ses personnages ne fonctionne seul. Ils fonctionnent dans le contexte de l’histoire […] D’un certain point de vue, ils sont des personnages génériques, délibérément construit ainsi. Ils sont des genres archétypaux du comic book »26. Si l’on outrepasse l’utilisation étonnante dans un roman graphique, de personnages archétypaux, généralement propres aux comic books, et quand on se réfère à une définition – elle aussi, archétypale – de ce genre de personnage qui « s’il est puissant (et même parfois quand il ne l’est pas), le super-héros finit généralement par sauver le monde »27, corroboré à l’« hypothèse selon laquelle les super-héros incarnent un modèle de l’humanité […] par leurs perfections, mais aussi par leurs imperfections »28, alors deux dimensions différentes du super-héros apparaissent. La première se situe du côté de la puissance et de la perfection, c’est la condition divine, et la deuxième se situe du côté de la »non-puissance » et de l’imperfection, c’est la condition humaine. Ce faisant, l’étude des personnages de Watchmen est indispensable pour comprendre s’ils sont véritablement rattachables à l’archétype des comic books, ce qui permettra de voir si les caractères de leurs actions sont élevés et complets. Donc, dans ce qui suit, il sera d’abord question de la condition divine, puis de la condition humaine des personnages de Watchmen.
La condition divine
Ici, il ne faut pas confondre la condition divine et ce qui a été explicité à propos du caractère surdimensionné du personnage de Batman. Car si l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons a marqué l’histoire des bandes dessinées anglo-saxonnes, les personnages de ce récit ne sont en aucun cas comparables au personnage de Batman, que ce soit à travers leurs personnalités ou leurs iconographies propres. Et cette position est aussi appuyée par les propos d’Alan Moore cités ci-dessus. Cependant, il est question de condition divine, que l’on pourrait retrouver dans ces personnages s’ils correspondent à l’archétype du personnage de comic books. En effet, au moins deux personnages de Watchmen semblent se rapprocher de la condition divine : le Dr. Manhattan/Jonathan Osterman et Ozymandias/Adrian Veidt. Il est question de considérer cette position comme l’attribution à des super-héros, de caractéristiques et de caractères que l’on rattache généralement à Dieu (celui des trois religions monothéistes, le christianisme, le judaïsme et l’islam) et aux dieux des mythologies païennes – à savoir et par exemple, le pouvoir de création, l’omniscience, l’omnipotence ou l’existence éternelle, etc.
Pour être concis, il convient de rappeler ce qui caractérise le personnage du Dr. Manhattan. Si l’on comprend bien le récit de Watchmen, le Dr. Manhattan était autrefois Jonathan Osterman, fils d’horloger et jeune physicien travaillant sur les réactions nucléaires. Engagé en mai 1959 dans le centre de recherches de Gilat Flats, il est exposé, trois mois plus tard, aux rayons d’un canon à particules qui le désintègre. Le 22 novembre 1959, il réapparaît sous la forme du Dr. Manhattan, protagoniste du récit de D. Gibbons et A. Moore. Ce qui rapproche ce personnage de la condition divine est l’étendue de ses pouvoirs. Invulnérable, il possède un contrôle total sur la matière, il est capable de changer de taille, d’utiliser la téléportation, de se démultiplier, il n’a pas besoin d’oxygène pour vivre, il peut créer les choses, ou, comme cela a été dit, il perçoit le passé le présent et le futur de manière simultanée. Autant de »super-pouvoirs » qui, dans le comic books, sont ceux des super-héros, mais qui, en l’occurrence relient fortement le Dr. Manhattan à la conception que l’on se fait d’une divinité, d’un dieu, voir de Dieu. Adrian Veidt, quant à lui, est un surdoué. Né en 1939 d’une famille riche, Alexandre le Grand est son inspiration. Suivant son propre rite initiatique, d’après le parcours de ce roi, Adrian Veidt devient Ozymandias (nom grec de Ramsès II) et rejoins les Gardiens, mais il veut d’abord devenir le conquérant « non des hommes, mais de leurs maux »29. Mises à part ses aptitudes physiques extraordinaires, ce personnage se rapproche de la condition divine, dans le sens où il prétend être omniscient vis-à-vis de l’humanité entière : il est d’ailleurs considéré comme l’homme le plus intelligent du monde dans l’oeuvre de D. Gibbons et A. Moore. Adrian Veidt se rapproche également de la condition divine des super-héros de comic books.
Ces deux personnages semblent donc se rapprocher fortement de la condition divine que l’on peut retrouver chez bon nombre de super-héros archétypaux de comic books. Cependant, Watchmen est un roman graphique complexe, et ces deux personnages ne se limitent pas à cet archétype super-héroïque. Car bien qu’ils atteignent la puissance et la perfection, il n’atteignent jamais des caractéristiques de »non-puissance » ou d’imperfection. De plus, et si l’on suit encore Simon Merle, d’un point de vue général, « le super-héros est […] un être de bonne volonté qui est naturellement enclin à faire le bien »30. Ce faisant, peut-on dire du Dr. Manhattan qu’il est un super-héros alors qu’il ne trouve plus d’intérêt dans l’humanité ? Ou peut-on dire la même chose d’Ozymandias alors qu’il tue la moitié des habitants de New-York pour la paix mondiale ? Apparemment, ces personnages ne sont pas rattachables à l’archétype du comic books, même si Alan Moore affirme le contraire. Et il est même possible d’affirmer qu’il n’est absolument pas question d’archétypes de super-héros pour ces deux personnages : ils ne sont que divins. Pour aller encore plus loin, c’est ce qu’affirme également Alex Nikolavitch lorsqu’il estime que :
« Si les hommes, dans la vision de Manhattan, ne sont que des marionnettes, dans celle d’Ozymandias, ce sont des pions. Et ce sont ces hommes le vrai sujet de Watchmen. Toute la série est un hymne à l’humanité, avec ses qualités, ses défauts, ses forces et ses faiblesses [mais] Ozymandias et Manhattan se singularisent par leur incapacité à l’empathie comme à la sympathie. Le pouvoir absolu les coupe de ce qui pourrait les humaniser. »31
Mais si Adrian Veidt et Jonathan Osterman ne sont des personnages que divins, et s’il est effectivement question d’un ouvrage à la gloire de l’humanité, d’autres personnages de Watchmen doivent forcément incarner cette humanité. Qui plus est si cette oeuvre appartient bien au registre de la tragédie, qui nécessite des personnages inspirant la pitié, en face de personnages inspirant la crainte. Les personnages qui inspirent la crainte semblent bien présents, mais il faut également la représentation d’une condition humaine, de »non-puissance » et d’imperfection, en face de cette condition divine qui vient d’être analysée. Pour finir, à propos de ces deux divinités de Watchmen, il est convenable de noter que leurs actions sont effectivement élevées et complètes. Ozymandias cherche à unir tous les hommes et à arrêter les actes guerriers, Dr. Manhattan décide lui, de sauver les êtres humains qui méritent finalement son intérêt. En cela, et connaissant leurs positions inspirant la crainte, ces deux personnages opèrent l’évacuation des sentiments semblables du lecteur – proposition visant le phénomène de catharsis qui va être plus développé dans ce qui suit.
La condition humaine
Pour comprendre plus précisément le phénomène de catharsis, il est convenable de s’appuyer une fois de plus sur une définition de Michel Jarrety. Il est question généralement d’un « mot grec signifiant »purification, épuration, purgation » […] il désigne l’effet du spectacle tragique […] on l’interprète […] comme désignant l’effet de la tragédie sur le spectateur qui ressent un sentiment de crainte et de pitié sans pour autant éprouver les effets désagréables qui, dans la vie, accompagnent ces deux impressions »32. Quant aux craintes inspirées par le Dr. Manhattan et Ozymandias, il serait évidemment question d’interprétation si l’énonciation narrative ne se courbait pas pour les rendre divins. Face à cette condition divine et dans la forte ressemblance avec la tragédie, bon nombre de protagonistes de l’oeuvre de Gibbons et Moore correspondent à la condition humaine. Certains sont des personnages principaux, d’autres secondaires, mais la plupart visent également une action élevée et complète.C’est ici que l’on peut rejoindre la position d’Alex Nikolavitch qui place Watchmen comme un ouvrage portant sur l’humanité. Toute fois, cet ouvrage n’est pas nécessairement à la gloire de cette humanité. En effet, en face des deux personnages divins qui viennent d’être analysés, se trouve une multitude d’êtres humains. L’impuissance quant à la résolution des problèmes du monde uchronique de Watchmen, par ces personnages, inspire la pitié au lecteur. Et c’est très visible à la fin du roman graphique, Ozymandias trouve et met en place la solution aux problèmes, solution approuvée par le Dr. Manhattan, pour le reste, les personnages de conditions humaines suivent, ou meurent. Ces derniers vont être étudiés, comme cela a été annoncé, par rapport à leurs caractères respectifs de personnages principaux et de personnages secondaires. Régler les maux sociaux, ou les maux mondiaux semble être l’action partagée par tous les personnages principaux de l’oeuvre d’A. Moore et D. Gibbons. Peut-on envisager de viser une action plus élevée ou plus complète ? Cela paraît difficile, et c’est la raison principale de la formation de la première équipe de justiciers, les Minutmen en 1939, et c’est également ce à quoi aspirent les Watchmen lorsqu’ils se réunissent pour la première fois en 1966.
Rorschach, le Hiboux et le Spectre Soyeux sont trois des personnages principaux de Watchmen, ils sont les rescapés de l’équipe éponyme de 1966. N’ayant pour l’instant été qu’étudié vis-à-vis des analepses qu’ils mettent en place au cœur de l’action de l’oeuvre, il faut désormais passer par l’étude de ces personnages en tant que représentants principaux de la condition humaine dans cette même oeuvre.Rorschach est déjà très important quand on connaît l’étendue de son point de vue, représenté dans l’énonciation de sa narration homodiégétique qui est proposée à travers la rédaction de son journal. Ce point de vue est d’ailleurs la première marque que ce personnage tragique est l’un des représentants de la condition humaine dans ce roman graphique. Rorschach/Walter Joseph Kovacs affiche clairement ses aspirations à purger New-York de sa vermine, et à sauver les rescapés de l’équipe des Watchmen qu’il pense menacés d’assassinat : ce sont des aspirations complètes et élevées. Et si l’on s’intéresse plus précisément à l’histoire de ce personnage, présentée plus explicitement dans le chapitre VI, toute la pitié qu’il inspire de part sa condition humaine, apparaît nettement. Né en 1940 d’une mère prostituée et d’un père inconnu, Walter J. Kovacs est d’une personnalité sensible et sujet aux traumatismes : il est possible de noter la rencontre avec un client de sa mère durant son enfance, ou encore sa découverte du meurtre d’une fillette – ce qui, comme cela a été dit, est pour lui l’événement l’ayant poussé à sa transition identitaire. Ces différents traumas le conduisent vers un comportement violent et impulsif, visible dans toute l’oeuvre de Moore et Gibbons, ce qui écarte de fait ce personnage de l’archétype du super-héros. Se dressant seul, dans le chapitre XII, face à la solution d’Ozymandias, il est désintégré d’un geste du Dr. Manhattan en accord avec cette solution : ce passage est la meilleure représentation de la condition divine, puissante et inspirant la crainte, face à la condition humaine, »non-puissante » et inspirant la pitié.
Mais l’action de Rorschach reste complète et élevée. Le Hiboux/Daniel Dreiberg et le Spectre Soyeux/Laurie Juspeczyk, de leur côté, sont des personnages qui paraissent rangés.
Fils de banquier, Daniel Dreiberg idolâtre le premier Hiboux/Hollis Mason, puis prend la relève dans les années soixante, notamment grâce à l’impulsion de grands moyens financiers dans sa quête. Laurie Juspeczyk, fille du premier Spectre Soyeux/Sally Jupiter prend sa suite, sans vraiment le choisir, pendant la même période où arrive le nouveau Hiboux. Ces deux personnages raccrochent leurs costumes sans broncher, en 1977 suite à la loi Keene. Dans le récit de Watchmen, ces deux personnages principaux estiment tout d’abord que leur passé de justiciers masqués est une époque belle et bien révolue. C’est en face de leurs conditions humaines qu’ils décident de remettre leurs costumes respectifs. Daniel Dreiberg veut s’affranchir de sa position inactive et c’est aussi un moyen, dans l’histoire, de remédier à un dysfonctionnement érectile ; Laurie Juspeczyk, de manière équivalente, cherche à s’affranchir de cette position inactive, c’est un moyen, également, de s’émanciper du Dr. Manhattan, son ancien concubin l’ayant délaissé, tout comme il semblait délaisser l’humanité entière. Par la suite, leurs actions super-héroïques se renouvellent face aux problèmes du monde uchronique dans lequel ces deux protagonistes prennent place. Impuissant face à la machination d’Ozymandias/Adrian Veidt, ils décident tous deux de ne pas s’y opposer et de se taire. Cette impuissance affirme leur condition humaine malgré leurs actions élevées et complètes, et les détaches profondément de l’archétype du super-héros.
Après l’analyse de la condition humaine présentée dans les trois personnages principaux que sont Rorschach, le Hiboux et le Spectre Soyeux, il est obligatoire de s’attarder sur les nombreux personnages secondaires qui semblent présenter une condition humaine quelque peu différente, et sans doute moins ressemblante aux personnages types du récit tragique, dans le sens où leurs actions n’apparaissent pas élevées et complètes. Cependant, il est question de personnages secondaires qui n’influencent pas grandement l’énonciation de la narration du récit dans l’action, et qui par conséquent, ne détachent pas Watchmen du récit tragique, mais contribuent à inspirer la pitié d’une condition humaine »non-puissante ». Pour corroborer cette position, la narration des Tales of the Black Freighter est encore une fois importante. Celles-ci sont lues par un jeune homme prénommé Bernard qui vient tout les jours lire ce comic book fictif à côté du kiosque d’un vendeur de journaux du même prénom. Et c’est deux personnages secondaires sont le point central d’une scène humaine dans New-York. S’inquiétant tour à tour des menaces de bombardement, de l’entrée de l’U.R.S.S. en Afghanistan, au Pakistan ou en Europe de l’est, puis proposant des réflexions concernant les anciens Watchmen, ces personnages sont le reflet de l’impuissance de l’homme. Représentant une condition humaine dénuée d’aspiration forte, ces deux protagonistes voient passer sur leur trottoir bon nombre d’autres protagonistes également dénués d’aspiration : Joséphine et Aline, un couple qui se dispute sans cesse, ou le Dr. Malcolm Long, qui achète son journal sur ce kiosque, puis Gloria Long cherchant son époux, ou encore des témoins de Jéhovah anonymes, etc. Autant de personnages secondaires qui affichent la condition humaine impuissante et inspirant la pitié. À travers l’ensemble de ces personnages, principaux et secondaires, il n’est, finalement, pas réellement question de l’archétype du super-héros puis qu’aucun des super-héros qui viennent d’être analysés ne comportent un ou des caractères totalement archétypals. Même si leurs actions sont élevées et complètes, le Hiboux, le Spectre Soyeux ou Rorschach, sont avant tout imparfaits. Cette imperfection est encore plus omniprésente chez les personnages secondaires dénués d’aspirations semblables. Il semble même logique d’affirmer qu’aucun super-héros archétypal n’est présent dans l’oeuvre d’A. Moore et D. Gibbons car, vis-à-vis de cet archétype, tous les personnages sont incomplets. Comme le disaient S. Merle ou A. Nikolavitch, le super-héros, puissant ou non, parfait et imparfait, finit généralement par sauver le monde. Watchmen présente des super-héros soit trop puissant soit trop impuissant, soit trop parfait soit trop imparfait, et aucun d’eux ne parvient à sauver le monde. Ils sont pourtant des super-héros, et c’est ce qui classe cette graphic novel comme un renouvellement du genre. Ce faisant, et dans le cadre du phénomène de catharsis, il est possible d’affirmer qu’il s’agit de personnages nécessaires à l’inspiration de pitié et de crainte, chez le lecteur mis en face d’impuissances et de puissances. Ces constatations contribuent finalement à la ressemblance du récit de Watchmen avec le registre de la tragédie.
L’étude narrative de Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons a permis de préciser le repère »cartographique » concernant les genres, les registres et les modes d’énonciation en bande dessinée. En effet, ont été analysés, les rythmes de l’oeuvre, qu’ils soient textuels ainsi que son caractère uchronique. Après avoir défini l’uchronie en présence, la ressemblance avec le registre tragique défini par Aristote et rapporté par G. Genette a été corroborée. Par opposition à cette ressemblance, et sans négliger les aspects diversifiés et controversés de cette définition, les observations se sont orientées vers les aspects divergeant de la narration de la tragédie. Or ce qui semblait l’en éloigner l’en rapproche, car les narrations homodiégétiques de Rorschach et du Dr. Manhattan font parties intégrantes de l’action du récit. Ces narrations servent de socles à de nombreuses analepses qu’il était nécessaire d’étudier, également pour voir si elles déconstruisaient, ou non, la ressemblance tragique. Ces derniers renforcent aussi le caractère artistique des romans graphiques, car ils correspondent à une narration complexe. Ces analepses, mises en place par presque toutes les énonciations des personnages principaux de l’ouvrage de Moore et Gibbons, sont elles-mêmes gravées dans l’action du récit. Que toute l’énonciation narrative soit proposée comme une seule action fait entrer Watchmen dans le registre tragique, car proposer une histoire au moyen de l’imitation de dialogues et d’actions, sans narrateur hétérodiégétique, correspond au mode d’énonciation tragique. Cependant, et non plus par opposition, le registre tragique semble comporter des protagonistes aux actions élevées et complètes, inspirant crainte et pitié, donnant lieu au phénomène de catharsis. Comme A. Moore estime que ses personnages correspondent à l’archétype du super-héros, et que cet archétype – défini par S. Merle et A. Nikolavitch – apparaît à première vue, assez proche du personnage tragique, il était obligatoire de se tourner vers les personnages de Watchmen. Ce qui est apparu, c’est que ces personnages sont effectivement des figurations du registre de la tragédie – certains inspirant la crainte par la puissance, d’autres la pitié par la »non-puissance », et presque tous menant des actions complètes et élevées –, mais qu’ils s’éloignent de l’archétype du super-héros. Ce qu’il faut noter, c’est qu’un personnage comme Batman, qui n’est ni purement divin, ni simplement humain correspond parfaitement à l’archétype du super-héros. C’est ce qui était dit lorsqu’il était question de figure super-héroïque prenant place dans un registre éponyme. Si la ressemblance de Batman : Année Un avec les narrations du roman policier et du roman héroïque ont pu être envisagées, c’est qu’il est sans doute question de ce qu’appel G. Genette, une « énonciation alternée »33, proposant les discours des personnages et des auteurs. Une fois ce postulat concernant l’ouvrage de Frank Miller et David Mazzucchelli proposé, et comme Watchmen, après analyse, semble comporter bon nombre de caractères proches de la tragédie, peut-être est-il possible d’avancer encore plus quant à la »cartographie » des genres, des registres et des modes d’énonciation narrative.
L’étude de la bande dessinée anglo-saxonne, à travers les deux sous-genres principaux que sont les comic books et les graphic novel, nous a permis de repérer deux registre, et donc, deux modes d’énonciations. En effet, l’analyse qui vient d’être faite de l’oeuvre et des personnages de Watchmen, implique un mode d’énonciation propre au registre de la tragédie, une « énonciation réservée aux personnages »34, ou à leurs actions dans le cadre d’une représentation graphique. C’est que l’on peut appeler une énonciation dramatique. La figure surdimensionnée du personnage de Batman proposée dans un récit super-héroïque, mêlant proximités avec le roman policier et le roman héroïque, implique logiquement la possibilité d’appeler épique son mode d’énonciation, car il est alterné. Si l’on sait que le mode d’énonciation épique est celui de l’épopée, toujours selon G. Genette, et que « le roman […] prend peu à peu la place de l’épopée »35, il est peut-être possible de dire que le registre super-héroïque prend la place de l’épopée pour le neuvième art.
Pour conclure, cette positionner Watchmen et Batman : Année Un, respectivement comme des actualisations, des modernisations, de la tragédie et de l’épopée est étayé par leurs personnages propres. Ces super-héros, qu’ils correspondent à un archétype ou non, sont les reproductions fantasmées d’homme en devenir ou en vouloir, et ils cherchent tous à placer leurs principes de conduite et de jugement du côté du bien, dans des mondes quelque peut manichéens : c’est aussi ce qu’affirmait Aristote rapporté par G. Genette, lorsqu’il estime que « l’épopée va de pair (èkoloustèsen), avec la tragédie en tant qu’elle est une imitation, à l’aide du mètre, d’hommes de haute valeur morale »36.
1 Peeters Benoît, Lire la bande dessinée, ibid., pp. 139 – 140.
2 Ugo Award, créé en 1953, est un prix littéraire décerné aux meilleures œuvres de science fiction.
3 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 390.
4 Eisner Will, Les Clés de la Bande Dessinée, t. 1 L’art séquentiel, Guy Delcourt Production, 2009, p. 30.
5 À l’origine, Watchmen est publié en douze tomes entre 1986 et 1987, chez D.C. Comics.
6 Peeters Benoît, Lire la bande dessinée, ibid., p 139.
7 En 1947 est créée une horloge conceptuelle par des chercheurs de l’Université de Chicago. Depuis, elle représente la possibilité d’une guerre nucléaire, en fonction des pays possédant des bombes. Elle est régulièrement mise à jour et indique actuellement minuit moins cinq (minuit correspondant à l’imminence de la fin du monde).
8 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 473.
9 Richard Nixon est le 37° président des États-Unis d’Amérique, ses mandats allant de 1969 à 1972, puis de 1972 à 1974 où il démissionnât suite aux affaires d’espionnage du Watergate.
10 L’uchronie est un terme inventé en 1857 par Charles Renouvier dans son ouvrage Uchronie, utopie dans l’histoire. Ce terme repose sur sa comparaison avec le terme »utopie » (-u- étant l’absence, et -topie- en référence au grec –topos– correspondant au lieu), et donc sur la combinaison d’un -u- avec -chronie- en référence au grec –chronos– le temps.
11 Eisner Will, Les Clés de la Bande Dessinée, t. 1 L’art séquentiel, ibid., p. 30.
12 Genette Gérard, Fiction et diction, précédée de Introduction à l’architexte, ibid., p. 23.
13 Genette Gérard, Fiction et diction, précédée de Introduction à l’architexte, ibid., p. 26.
14 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 450.
15 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 332.
16 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 208.
17 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 306.
18 op. cit.
19 Nikolavitch Alex, Mythe & Super Héros, ibid., p. 23.
20 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p. 30.
21 Genette Gérard, Fiction et diction, précédée de Introduction à l’architexte, ibid., p. 145.
22 Gibbons Dave et Moore Alan, Watchmen, Panini, D.C. Comics, 2005, chapitre IX, planche 17 case 3.
23 Gibbons Dave et Moore Alan, Watchmen, ibid., chapitre VI, planche 17 case 3.
24 Test psychologique créé en 1921 par Herman Rorschach, visant à établir un psychodiagnostic.
25 Groensteen Thierry, La bande dessinée, mode d’emploi, Les Impressions Nouvelles, 2007, p. 131.
26 http://www.seraphemera.org/seraphemera_books/AlanMoore_Page3.html Interview with Alan Moore, traduit de l’anglais, pp. 3- 4.
27 Nikolavitch Alex, Mythe & Super Héros, ibid., p. 55.
28 Merle Simon, Super-Héros & philo, ibid., p. 14.
29 Gibbons Dave et Moore Alan, Watchmen, ibid., chapitre XI, planche 11 case 2.
30 Merle Simon, Super-Héros & philo, ibid., p. 36.
31 Nikolavitch Alex, Mythe & Super Héros, ibid., p. 145.
32 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., pp. 69 – 70.
33 Genette Gérard, Fiction et diction, précédée de Introduction à l’architexte, ibid., p. 38.
34 Genette Gérard, Fiction et diction, précédée de Introduction à l’architexte, ibid., p. 38.
35 Jarrety Michel, Lexique des termes littéraires, ibid., p 168.
36 Genette Gérard, Fiction et diction, précédée de Introduction à l’architexte, ibid., p. 22.
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